par Laurent Vivès le 23.06.2021

Beaudelaire, sensibilité, art, beauté, subversion et vérité
Dans ma jeunesse j’écrivais, des textes libres et quelques poèmes. Je lisais parfois dans les livres de collection que m’avait laissés mon père à son décès, dont, Verlaine, Rimbaud, François Villon, Rabelais, Aragon et… les Fleurs du mal.
Puis la Médecine m’a pris mon temps et mon énergie. Je n’ai plus écrit. Finis les poèmes, malgré les encouragements de mon épouse. Plus tard, elle prendra soin de garder toutes ces pages et même d’en dactylographier quelques unes, qu’elle rangea soigneusement pour les soustraire à mon envie de les détruire…
Aujourd’hui, je n’exerce plus la médecine, et cette énorme bulle qui était en moi se dégonfle, laissant monter d’autres envies et dispositions, dont la poésie, l’intuition, la sensibilité (aidé en cela par Jean Cigu, mon ami d’enfance, artiste et philosophe).
Ainsi, je suis revenu vers mes beaux livres, dont « les Fleurs du Mal », que je n’avais plus touché depuis environ 50 ans ! J’ai aussi revu la biographie de Baudelaire, et parcouru un peu de documentation.

Toucher ce livre édité par Rombaldi en 1935, après révision des originaux et publication par Ad. Van Bever, illustré par 5 compositions en couleur d’Edouard Chimot, est déjà un plaisir et une émotion.
Le papier jauni odorant, et la belle couverture en cuir, reluisante après un simple coup de chiffon, dégagent une sensualité et une nostalgie, qui imposent de le manipuler avec douceur et volupté. Je me sens comme un petit enfant devant son premier cadeau de Noël.
Charles Baudelaire est considéré comme un des plus grands poètes du 19° siècle, malgré sa vie dissolue, et le caractère relativement succinct de son œuvre.
Parisien, il perd son père (peintre, ancien prêtre assermenté, puis chef des bureaux du Sénat) à l’âge de 6 ans. Sa mère se remarie avec un militaire qui deviendra ambassadeur, et ne comprendra rien au caractère du jeune Charles. A l’âge adulte il va hériter de 75 000 francs de son père, qu’il commencera à dilapider. L’héritage sera repris par le conseil de famille et Baudelaire aura pendant toute sa courte vie (46 ans : 1821-1867) des soucis d’argent. Il va fréquenter les maisons closes, multipliera les aventures sentimentales, gouttera aux paradis artificiels et mourra de la syphilis. Poète du paradoxe, de la métaphore et de la beauté, il valorise le mensonge contre la vérité, dès lors qu’il permet l’émotion et l’esthétisme. Il renie le romantisme, préfère la sensibilité à la rationalité, cultive le spleen, est attiré par la mort, l’amour et les femmes qui subliment sa poésie.
Cultivé, brillant critique littéraire, il fera connaître Edgard Poe, défendra Balzac et Delacroix, sympathisera avec Nietzsche. Sa liberté d’expression parfois subversive et son anticonformisme vont irriter les conservateurs, ce qui lui vaudra un procès et le retrait de 6 poèmes des Fleurs du Mal en 1857. Victor Hugo, de son exil, lui apportera son soutient et le félicitera pour son talent.
Baudelaire fut un être tourmenté qui n’a pu de son vivant recevoir la reconnaissance de son talent. Il était manifestement bien plus doué pour la poésie que pour la vie…


Relire les Fleurs du mal 50 ans après, fut pour moi une expérience étrange et enrichissante, avec un « auto feedback » troublant et riche d’émotions.
Entre 16 et 20 ans je lisais beaucoup le soir au lit. Fils unique et orphelin de mon père à 15 ans, j’avais l’angoisse de la mort et la conscience de ne pas être comme les autres. La lecture (et un peu l’écriture) était à la fois un épanchement de ma soif de connaissance et une thérapie contre mon isolement mental. Chez moi il y avait beaucoup de livres, ma mère les laissait à ma disposition. Mon père avait des livres reliés et illustrés de grande valeur qui m’impressionnaient. J’aimais plus les manipuler, les parcourir, que vraiment les lire.
Les « Fleur du Mal » m’ont attiré tout de suite comme une transgression voire une subversion. Je ne me souviens pas d’avoir été choqué par le contenu. La lecture est ardue pour un jeune plein d’espoir, utopique, et dangereuse pour un angoissé isolé. Finalement, je ne crois pas l’avoir fini, déçu par le peu d’immoralité, l’absence d’engagement révolutionnaire et l’excès de noirceur.
50 ans plus tard, la vie à passé, le monde a changé, mais le deuil me poursuit avec celui de mon épouse. Si la peur de la mort et l’esprit révolutionnaire ont disparus, il restent un questionnement, une curiosité et une sensibilité. De plus, notre époque est bien plus perturbante que les années 60.
Dès les premières strophes je fus subjugué, ébahi par le talent, la précision des mots, la capacité à transmettre la pensée et les sentiments, l’art de donner du sens; un sens profond, lourd.
Rien dans le texte n’est surfait ou inutile, nous sommes effectivement loin des romantiques ou des poètes candides. Je me suis senti proche de l’auteur. Le médecin a ressurgi en moi, empathique pour ce Baudelaire qui tangue entre le désespoir, le morbide, la volupté, l’émoi et la beauté sublime. Humain, tellement humain (pour paraphraser Nietzsche). Sans parler de lui, sans pleurer sur lui, sans se plaindre, il nous livre un désarroi qu’il tente de surmonter par les mots, comme si écrire pouvait arrêter la mort, changer les choses, redistribuer la conscience, les valeurs, les règles. Ce rapport pathétique à l’existence est omniprésent dans les Fleurs du Mal. Baudelaire en nourrit sa poésie, ce qui, au lieu de nous repousser, nous rapproche de lui, même quand il évoque la charogne, les « horreurs », la mort.
Il y a souvent vers la fin des poèmes une ou deux dernières strophes d’une acuité et d’une profondeur sublimes qui nous renversent et nous font dire « mais ou va-t-il chercher tous cela ? ».
Une écriture minutieusement maîtrisée par un poète fragilisé dans son rapport à la vie, qui arrive à nous surprendre et à nous emmener dans son univers tourmenté, sans nous brusquer, grâce à la beauté de ses textes. C’est cela la poésie, pouvoir dire des choses, parfois graves et perturbantes, sources d’une émotion, qui, même si elle nous fait pleurer, s’avère bienfaitrice.
Baudelaire était mal, il a écrit ce qu’il a ressenti, avec puissance et pureté.
Pourquoi à sa lecture ais je ressenti d’emblée un sentiment de bien être, ou tout au moins de mieux être ?
Notre monde actuel manque probablement de grands poètes. Il y en a, mais ils ne sont pas très connus et n’ont pas une grande influence. Les temps modernes se nourrissent plus de technologie, de consumérisme et de spectacle que de poésie.
Se confronter à une œuvre d’art provoque un grand plaisir, apaise, subjugue. Ainsi me suis-je fais réprimander à Amsterdam parce que je m’approchais trop près d’un tableau de Vermeer pour y chercher le lapis lazulli.
C’est le mystère de l’art : la rencontre entre l’artiste et le public par l’entremise d’une œuvre. L’artiste exprime, l’œuvre transmet, chacun ressent. La sensibilité de l’artiste confrontée aux spectateurs, via un média qu’il a créé. L’art, source de bonheur, de vérité.
Car si Baudelaire ne cherche pas la Vérité mais la beauté, quand je lis son œuvre je ressens sa vérité, même s’il se ment peut être à lui-même, par exemple avec le mort joyeux :
Le mort joyeux
Dans une terre grasse et pleine d’escargots
Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde,
Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;
Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.
Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
A travers ma ruine allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !
Par contre avec les bijoux, il atteint le sublime et il ne ment pas :
Les bijoux

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !
Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !
La beauté

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études ;
Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
L'albatros Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! Lui, naguère5 si beau, qu'il est comique et laid ! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait ! Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer ; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Baudelaire, comme beaucoup d’artistes hypersensibles a tangué entre une fragilité existentielle, une force créatrice, la fulgurance de ses transports et l’harmonie rigoureuse de son art. Il a réinventé la poésie. Comme tous les génies il est éternel, je l’ai ressenti en le relisant.
C’est un alchimiste qui a su transformer le cahot, l’horrible et le désespoir en diamants de la beauté.
Chaque lecteur réagit à sa façon, selon son humeur, ses valeurs, son caractère, ses convictions ou ses doutes. J’ai livré ici mon expérience et mon ressenti, qui m’ont un peu réconcilié avec l’existence. C’est un bienfait de pouvoir lire de belles poésies, et d’avoir le temps de les savourer.
Point n’est besoin de courir le monde ou de soulever des montagnes pour avoir des petits bonheurs et se sentir bien….
Laurent Vivès
Pour compléter : écouter le podcast France Inter ci dessous…